LIAISONS CHIMIQUES - Liaisons biochimiques faibles

LIAISONS CHIMIQUES - Liaisons biochimiques faibles
LIAISONS CHIMIQUES - Liaisons biochimiques faibles

La biologie a vu s’effacer depuis le début de ce siècle ce qui la séparait de la physique du fait que l’on s’est accordé à reconnaître qu’une modélisation en termes physico-chimiques pourrait, sans doute, expliquer les architectures et les processus qui caractérisent le vivant. Et plus particulièrement, c’est à la fin du premier quart du siècle que la description d’édifices atomiques complexes, les macromolécules , est venue faire le lien entre le monde quasi minéral, associé à l’image du cristal , qu’offrait la chimie, et le monde mouvant et associé à l’image de la colle que donnait le protoplasme cellulaire.

À la suite d’expériences permettant de proposer des théories représentatives de ce que peuvent être les macromolécules (principalement l’ultracentrifugation, avec Svedberg, et l’électrophorèse, avec Tiselius), le second thème (celui de la colle) se vit remplacé par une interprétation des macromolécules qui leur conférait une architecture statique dont le détail pouvait être analysé au moyen d’une technique qui allait révolutionner les sciences de la vie et contribuer à fonder la biologie moléculaire: la cristallographie aux rayons X. La chimie des colloïdes disparaissait donc après la guerre, tandis que de nombreux prix Nobel venaient conforter une certaine conception «cristalline» de la biochimie.

Cependant, devant l’évidence du rôle des phénomènes dynamiques de la vie, mouvements, régulations diverses, on a dû admettre qu’une image rigide n’était qu’un instantané très partiellement représentatif. Et la nature des contraintes physiques invoquées dans la genèse des macromolécules a été réévaluée. On sait, en effet, que ces édifices polyatomiques complexes ne prennent pas leur forme seulement à cause des liaisons chimiques covalentes qui associent fermement les atomes les uns aux autres, mais aussi grâce à une famille de liaisons, d’influence souvent négligeable dans les petites molécules et qu’on classe sous le nom de liaisons faibles . Ces liaisons, dont nous verrons plus loin la nature et la contribution, mettent en jeu de façon primordiale l’eau , solvant universel dans lequel sont dissoutes les molécules des êtres vivants.

Par ailleurs, les descriptions des phénomènes biologiques au niveau moléculaire ont fait de plus en plus appel au langage d’une physique particulière, la thermodynamique, qui s’attache à la description formelle des échanges d’énergie et d’entropie, à partir d’un certain nombre de principes posés comme postulats. Parmi ceux-là, le deuxième principe rend compte de l’observation courante qui montre que s’il est aisé de transformer du travail en chaleur, l’inverse est beaucoup plus difficile. Du point de vue formel, cela se traduit par le fait que l’entropie d’un système isolé ne peut que croître.

À la suite de cette première conclusion, il était donc légitime de chercher à représenter l’entropie d’un système non plus de façon globale, mais en prenant en compte les éléments microscopiques du système considéré. C’est à Boltzmann que revient le mérite des premières tentatives allant dans ce sens. Malheureusement, la complexité de la description est telle que l’étude fine de l’entropie repose sur l’analyse de cas particuliers et demande en outre de recourir à des méthodes impliquant des hypothèses supplémentaires par rapport aux hypothèses de départ (par exemple, l’analyse statistique). Elle demande enfin le choix d’un niveau de description minimal, et le résultat du calcul de l’entropie d’un système dépend de ce choix. L’étude la plus détaillée faite par Boltzmann concerne ainsi le cas des gaz parfaits, systèmes extrêmement simplifiés dans lesquels des atomes interagissent simplement par collision. Dans ce cas limite, le deuxième principe de la thermodynamique se traduit par le fait que la mise en communication de deux récipients contenant des gaz parfaits différents entraîne le mélange irréversible de ces gaz: l’hétérogène devient homogène. Pour des raisons idéologiques qui ne seront pas analysées ici, cette tendance spontanée à l’uniformisation a d’abord été généralisée à l’ensemble des phénomènes physiques, et elle a en outre été interprétée comme une tendance générale au désordre. Comme on remarque bien évidemment que les édifices biologiques sont en de nombreuses manières ordonnés, on en a inféré que la vie est une lutte constante contre le désordre et, par conséquent, un perpétuel combat contre l’augmentation spontanée d’entropie, conséquence irrémédiable du deuxième principe de la thermodynamique. En fait, on le verra plus loin, l’augmentation d’entropie ne conduit pas, dans le cas général, à l’uniformisation , et l’entropie n’est aucunement assimilable au désordre (pas plus qu’à l’ordre d’ailleurs). Et si l’on revient aux modèles de la thermodynamique statistique qui ont permis la description de l’entropie en termes microscopiques, on s’aperçoit que ce que mesure l’augmentation d’entropie est l’accroissement du nombre des niveaux énergétiques accessibles aux divers composants du système considéré. En d’autres termes, ce qui augmente spontanément n’est pas le désordre mais le nombre des interactions possibles entre les divers éléments, et il peut y avoir échange d’interactions entre un niveau microscopique et un niveau plus macroscopique. Ainsi, le deuxième principe conduit à l’augmentation ininterrompue de la complexité des systèmes; on en comprend donc la grande importance pour les phénomènes moléculaires associés à la vie, mais il convient de prendre garde à ne pas interpréter cette importance en termes de désordre.

1. Nature qualitative des liaisons faibles

Dans la description atomique, discontinue, de la matière, les chimistes se fondent sur les propriétés électromagnétiques des atomes pour en décrire les interactions. À la température ordinaire (300 K), les atomes peuvent ainsi s’associer par des liaisons stables, dites covalentes , dans lesquelles des électrons occupent des positions moyennes vis-à-vis des noyaux de plusieurs atomes différents. L’énergie d’association qui correspondrait à la rupture de ces liaisons est souvent élevée en regard de l’énergie d’agitation thermique (c’est-à-dire très supérieurs à 3/2 k T où k est la constante de Boltzmann et T la température absolue). Mais cette description en termes électromagnétiques fait apparaître, du fait de l’inhomogénéité de la distribution des charges dans l’espace (positive au voisinage des noyaux, négative là où se trouvent les électrons), de nouvelles interactions qui, quoique beaucoup plus faibles, sont toutefois souvent de l’ordre de l’énergie d’agitation thermique. Dans les macromolécules, formées de milliers d’atomes, on conçoit donc que l’addition d’un grand nombre d’interactions, même faibles, puisse apporter une contribution non négligeable à la structure de la molécule. On peut aisément classer ces liaisons en fonction des processus électromagnétiques qui les créent, en suivant l’ordre décroissant des énergies mises en jeu.

Liaison ionique

Un atome ou une molécule peuvent, en fonction des conditions où ils se trouvent placés, perdre ou gagner un ou plusieurs électrons. Ils constituent alors des ions – cation chargé positivement, anion chargé négativement, amphotère (zwitter ion) chargé à la fois positivement et négativement – qui interagissent avec une force proportionnelle à la charge de chacun des ions et inversement proportionnelle au carré de la distance. Il se crée ainsi au voisinage d’un ion un potentiel électrostatique qui varie comme l’inverse de la distance et qui est d’autant plus faible que le milieu a une constante diélectrique plus élevée. Comme l’eau (fig. 1) a précisément une constante diélectrique élevée, les interactions ioniques ne jouent le plus souvent que sur une distance faible de l’ordre de quelques dixièmes de nanomètre (les dimensions des atomes sont du même ordre). Mais nombre d’édifices macromoléculaires (membranes biologiques, ribosomes, complexes multi-enzymatiques) sont peu accessibles à l’eau sur des distances importantes, ce qui entraîne une influence beaucoup plus considérable du potentiel électrostatique. Par ailleurs, des molécules fondamentales comme les acides nucléiques (ADN et ARN) sont des polyanions , dans lesquels des charges négatives régulièrement réparties créent un potentiel électrostatique dont la contribution est primordiale. En effet, au voisinage de ces molécules, des cations (K+, Mg2+, polyamines...) viennent compenser les charges négatives, ce qui permet une régulation fine des processus mettant en cause ces molécules grâce à la concentration des cations. Quand on sait que ADN et ARN sont impliqués profondément dans le fonctionnement général et la reproduction des cellules vivantes, il apparaît bien que l’étude, qui ne fait que commencer, de la contribution du potentiel électrostatique déployé par ces molécules sera riche d’enseignements.

Les interactions ioniques jouent en outre un rôle dans un grand nombre d’autres phénomènes fondamentaux pour la vie, en particulier dans l’établissement du potentiel électrique qui établit, de part et d’autre, des membranes qui entourent toutes les cellules, un champ électrique responsable de la coordination des activités membranaires, de la perméation sélective des ions et des métabolites et, bien sûr, de la genèse de l’influx nerveux.

Liaison hydrogène

Dans la plupart des macromolécules biologiques, des liaisons hydrogène [cf. LIAISONS CHIMIQUES - Liaison hydrogène] participent pour une part importante à la structure spatiale obtenue, et elles sont, en particulier, fondamentales dans l’appariement des nucléotides qui constituent les acides nucléiques. Pourtant, leur contribution, qui ne peut se manifester que dans des domaines très étroits de la géométrie relative d’atomes électronégatifs, n’est importante qu’associée à d’autres interactions plus faibles, les interactions dipolaires.

Liaisons dipolaires

On classe sous un tel nom trois familles d’interactions qui, dans l’ordre d’énergie décroissante, sont: ion-dipôle, dipôle-dipôle et dipôle induit-dipôle induit. La molécule d’eau illustre à nouveau très bien ce que sont ces différents modes de liaison (fig. 2). Dans cette molécule existe une forte dissymétrie de la répartition des électrons; l’atome d’oxygène est entouré de beaucoup plus d’électrons que les atomes d’hydrogène. On trouve donc localement un excès de charges négatives au voisinage des noyaux d’oxygène. Cette disposition forme un dipôle électrique et entraîne que les molécules voisines tendent à s’orienter les unes par rapport aux autres, les charges de signe contraire s’attirant. Ce type de dipôle est un dipôle permanent , puisqu’il dépend de la disposition des atomes dans la molécule, et d’elle seule. Dans une molécule symétrique, au contraire, il n’existe pas de dipôle permanent; mais la présence de charges électriques à son voisinage entraîne une dissymétrie dans la répartition électronique (à cause de l’attraction et de la répulsion caractéristiques des phénomènes électriques) qui détermine la formation de dipôles temporaires, ou dipôles induits . Ceux-ci sont, évidemment, créateurs d’interactions extrêmement faibles, et l’on obtient ainsi l’ensemble des liaisons suivantes, classées par énergie décroissante (cf. tableau).

Ion-dipôle . La charge électrique portée par un ion tend à orienter les dipôles présents à son voisinage. C’est, par exemple, ce qui détermine la solubilité des ions (fig. 2) dans l’eau, du fait de la structure de dipôle permanent des molécules d’eau. Ce type d’interaction est très important pour les membranes qui entourent les cellules; ces membranes sont, en effet, imperméables aux ions, car les molécules dont elles sont constituées sont orientées de telle manière que la contribution énergétique de la liaison ion-dipôle ne peut se faire que vers l’extérieur (la surface membranaire). Pour cette raison, des ions ne peuvent traverser des membranes biologiques que grâce au champ électrique qui s’établit de part et d’autre de la membrane, ou bien, le plus souvent, grâce à des molécules qui jouent le rôle de canal spécifique pour le passage des ions, en permettant précisément la formation, à l’intérieur du canal, de liaisons faibles du type liaison ionique ou liaison ion-dipôle. Ces phénomènes de perméation aux ions (dépendant ou non du potentiel électrostatique et de sources d’énergie) sont à la base du fonctionnement des cellules nerveuses.

Dipôle-dipôle . Comme dans l’exemple précédent, il peut s’agir de dipôles permanents ou de dipôles induits. Trois cas sont possibles, dans l’ordre d’énergie décroissante: dipôle permanent-dipôle permanent (c’est ce qui se passe dans l’eau), dipôle permanent-dipôle induit et, enfin, dipôle induit-dipôle induit (encore appelé liaison de Van der Waals). Ces liaisons sont fondamentales pour comprendre la morphogenèse d’un grand nombre d’architectures biologiques. Elles expliquent par exemple la stabilité des membranes. Le squelette de ces membranes est en effet formé de lipides qui sont des petites molécules très dissymétriques, constituées d’une tête polaire ou ionique et d’une queue apolaire (fig. 3). Les têtes interagissent bien avec l’eau (en formant des liaisons ion-dipôle ou dipôle-dipôle) alors que l’interaction entre les queues et l’eau ne présente qu’une très faible contribution énergétique, beaucoup plus faible que celle qui existe entre les molécules d’eau elles-mêmes (liaisons hydrogène et liaisons dipolaires). Aussi, dès qu’on tente de mélanger ces lipides dans l’eau, il se forme des micelles , petites sphères dans lesquelles les queues interagissent (par des liaisons de Van der Waals), alors que les têtes sont tournées vers le solvant; on peut aussi obtenir des bicouches constituant des vésicules qui définissent alors un intérieur et un extérieur, prototypes de ce que sont les membranes biologiques.

Les forces de Van der Waals sont extrêmement faibles et ne se manifestent qu’à l’occasion de contacts intermoléculaires ou intramoléculaires directs, du moins dans les conditions physiques où la vie s’exprime. Ces forces, qui varient en raison inverse de la puissance septième de la distance entre les atomes, sont des forces hydrophobes car elles n’ont vraiment d’importance que dans les parties des molécules qui ne sont pas en contact avec l’eau alors que, dans le cas contraire, ce sont les liaisons ioniques, hydrogène, ou dues aux dipôles permanents, qui dominent, et de beaucoup.

Les macromolécules prennent donc leur forme géométrique grâce à certaines répartitions optimales de toutes ces liaisons: interactions polaires avec l’eau, liaisons hydrophobes vers ce qui constitue, loin du solvant, l’intérieur de la molécule, et contributions intra et intermoléculaires des liaisons ioniques et des liaisons hydrogène.

2. Morphogenèse des macromolécules et de leurs associations

Les macromolécules biologiques sont des polymères à la structure originale. Deux classes particulièrement importantes sont les acides nucléiques , dont la structure est associée à leur rôle de matrice du patrimoine héréditaire, et les protéines , qui sont les objets de l’expression de ce patrimoine et les effecteurs de la vie cellulaire.

Les protéines sont constituées par un enchaînement linéaire d’acides aminés unis par une liaison covalente, la liaison amide, appelée dans ce cas liaison peptidique. Ce sont donc des polypeptides. Il existe vingt acides aminés naturels, et la structure primaire d’une protéine est réalisée par la disposition séquentielle des différents acides aminés. En conséquence de cette organisation séquentielle, la forme géométrique de la protéine varie. Il existe pourtant certaines caractéristiques qu’on retrouve dans un grand nombre de protéines et qu’on regroupe sous le nom générique de structure secondaire . Il s’agit de structures hélicoïdales (hélice 見), stabilisées grâce à la contribution de liaisons hydrogène régulièrement réparties entre atomes d’oxygène et d’azote de deux liaisons peptidiques (fig. 4), de structures presque planes (feuillets 廓), résultant elles aussi d’un arrangement stabilisé par des liaisons hydrogène particulières, mais aussi des liaisons de Van der Waals entre les résidus variables des acides aminés, et enfin de tournants 廓 qui utilisent une géométrie particulière de certains acides aminés leur permettant un arrangement régulier grâce à la contribution de diverses liaisons faibles. La forme finale de la protéine, que l’on associe généralement à sa fonction dans la vie cellulaire, est sa structure tertiaire . Elle résulte de la combinaison de sections organisées suivant les divers types de structure secondaire (dont la contribution varie le plus souvent entre 10 et 90 p. 100 du total des acides aminés) et d’acides aminés arrangés dans l’espace de manière à constituer un maximum d’interactions faibles, le plus souvent en exposant à la surface de la protéine des acides aminés permettant de nombreuses liaisons avec l’eau, et, au contraire, formant un grand nombre de liaisons de Van der Waals vers l’intérieur [cf. PROTÉINES].

On distingue de même pour les acides nucléiques une structure primaire (enchaînement avec répétition de quatre nucléotides) et une structure secondaire dont le type le plus connu est la fameuse hélice d’ADN dont le modèle a été proposé en 1953 pour expliquer le mécanisme de la reproduction du patrimoine héréditaire.

L’un des problèmes majeurs de la biologie moléculaire est de proposer des mécanismes permettant de rendre compte de la morphogenèse des macromolécules. Deux hypothèses, qui ne sont pas exclusives, peuvent être avancées. Ou bien c’est au cours de la biosynthèse de ces molécules qu’elles prennent leur forme définitive, ou bien, par la seule présence des interactions entre la molécule et le solvant, la macromolécule s’organise dans l’espace. Bien qu’on sache aujourd’hui que la première hypothèse est plus proche de ce qui se passe in vivo, de nombreuses expériences faites sur des molécules purifiées et isolées ont montré que la machinerie biosynthétique n’est pas nécessaire à la genèse de la forme finale, dans la plupart des cas. Il est possible, en effet, de «dénaturer», en les transformant en une «pelote statistique», les protéines ou les acides nucléiques (en changeant de solvant ou en élevant la température) et d’étudier, à partir de cette forme plus ou moins aléatoire, les conditions du retour à la forme primitive.

Ainsi, plonger la double hélice d’ADN dans la formamide, au lieu de l’eau contenant des ions appropriés, conduit à la disparition de sa forme géométrique. Le retour aux conditions initiales permet ensuite, par un processus lent, de retrouver la double hélice de départ. Dans tous les cas, on remarque que l’eau a un rôle majeur dans la morphogenèse et, plus exactement (contrairement à l’idée répandue mais fausse que l’entropie est associée au désordre), que c’est une augmentation d’entropie qui est le plus souvent associée à la genèse de la forme des macromolécules biologiques. Ce sont des interactions faibles qui déterminent alors la stabilité énergétique de l’état final, le plus souvent en exposant les groupements polaires (capables d’interagir avec l’eau) à la surface et les groupements hydrophobes à l’intérieur. Ainsi, dans l’ADN, la chaîne des sucres (ribose ou désoxyribose très polaires) et des phosphates (anions) se trouve à la surface des molécules d’acides nucléiques, alors que les bases (hétérocycles aromatiques, peu polaires) sont liées par des forces de Van der Waals qui expliquent leur empilement et, dans la structure en double hélice, s’associent avec des bases complémentaires grâce à des liaisons hydrogène.

Dans le cas des protéines, on constate qu’il existe aussi des familles de formes géométriques privilégiées dans lesquelles existe un optimum énergétique de la contribution respective des liaisons intramoléculaires et des liaisons avec le solvant. Les petites protéines (de poids moléculaire de l’ordre de 10 000 à 20 000 daltons) tendent généralement à prendre une forme globalement sphérique (globule ), de façon que les interactions entre l’eau et les résidus hydrophobes des acides aminés soient en nombre minimal (il s’agit là typiquement d’un processus concomitant d’une augmentation d’entropie ). Et les protéines plus grosses paraissent souvent être formées de plusieurs «globules» élémentaires associés entre eux par une chaîne d’acides aminés. De très nombreux et délicats travaux essayent de comprendre la façon dont se fait la nucléation de ces différents globules conduisant à la forme finale.

Dans les édifices formés de plusieurs macromolécules (complexes multi-enzymatiques, organites comme les ribosomes, microtubules et microfilaments, membranes, etc.), de même, on a pu montrer l’extrême importance du solvant universel qu’est l’eau et des ions qui y sont dissous (fig. 5). Et, dans tous les cas, il est clairement apparu que la contribution entropique de l’eau avait un rôle majeur et que c’est cette contribution qui explique que très souvent la morphogenèse s’établit sans qu’il y ait consommation d’énergie. Loin d’être une lutte constante contre l’entropie (comme cela est malheureusement souvent écrit), sans, non plus, mettre en œuvre des processus complexes créateurs d’entropie, la vie utilise au mieux les apports entropiques dus à la structure remarquable de l’eau pour évoluer rapidement vers des états d’équilibre locaux.

3. Liaisons faibles et activité biochimique

Nous prendrons comme exemple le cas de la catalyse enzymatique, pour laquelle les contributions énergétiques en jeu sont très faibles, avant d’évoquer les autres types d’activité, rattachés à de plus importantes modifications thermodynamiques.

Cas de la catalyse enzymatique

Les enzymes sont des protéines exerçant de façon très spécifique une fonction catalytique dans les réactions qui servent à l’élaboration des maillons nécessaires pour l’édification de l’architecture cellulaire, ou pour le métabolisme général de la cellule (production et utilisation d’énergie, à partir des sources de carbone et d’azote, ou encore des photons de la lumière visible). Comme tout catalyseur, une enzyme n’intervient dans la réaction que pour en accélérer la vitesse et sans être consommée au cours du processus d’activation. Ce qui est important, par conséquent, c’est la vitesse de rotation des substrats et des produits de la réaction au site catalytique de l’enzyme .

Spécificité des réactions

Dans les cas les plus simples, c’est l’architecture locale de ce site qui définit l’affinité des substrats pour l’enzyme et la vitesse de la réaction, et, dans ce cas, la configuration spatiale de l’enzyme fluctue extrêmement peu. La réaction enzymatique n’est alors régulée que par les concentrations relatives des substrats transformés et des produits obtenus. Le site catalytique est constitué par une cavité particulière de l’enzyme où les substrats pénètrent et s’arrangent de telle manière qu’ils donnent lieu à une réaction chimique dont les produits ont une architecture bien ajustée à la conformation locale de la cavité (fig. 6). Toute la spécificité de l’enzyme provient alors de ce que sa structure tertiaire lui permet de constituer un site catalytique à la forme bien définie: comme celle d’un moule .

Régulation allostérique

On sait que l’une des caractéristiques les plus remarquables du vivant est le maintien de l’homéostasie de l’individu (c’est-à-dire son retour à l’équilibre après un écart accidentel). En fait, cette caractéristique n’est pas seulement vraie au niveau de l’organisme tout entier mais est déjà bien visible à l’échelle moléculaire lorsqu’on considère la régulation des phénomènes biochimiques. En raison des contraintes agissant dans le maintien homéostatique de l’individu, qui se reflètent par exemple dans l’exigence du maintien d’une concentration déterminée d’une molécule, alors que des fluctuations importantes peuvent exister dans les concentrations de ses précurseurs et de ses dérivés, on conçoit qu’il existe des régulations particulières des activités enzymatiques. Et souvent, en effet, les activités catalytiques déployées par les enzymes sont ajustées de façon fine, de telle manière que le produit de la réaction soit formé à une concentration adaptée à la demande. Un des cas connus concerne la régulation allostérique dans laquelle l’activité d’une enzyme se trouve réglée par la concentration de divers effecteurs (positifs ou négatifs), fonctionnellement reliés à la réaction catalysée par l’enzyme, mais sans rapport architectural nécessaire avec les substrats ou les produits de la réaction.

Dans ces régulations de l’activité enzymatique, et plus particulièrement dans le cas de la régulation allostérique, la contribution des liaisons faibles est d’une importance cruciale. En effet, on a montré, dans les exemples les plus simples, que les enzymes allostériques sont des protéines constituées de plusieurs chaînes polypeptidiques (sous-unités) identiques, associées entre elles en une structure quaternaire grâce à des liaisons faibles (ioniques, appelées alors ponts salins, hydrogène, et aussi d’une contribution importante de liaisons hydrophobes). Ces sous-unités possèdent non seulement un site spécifique de la fonction catalytique, ou site actif , mais aussi des sites de régulation spécifiques pour la liaison de molécules effectrices dont la concentration doit déterminer le niveau d’activité optimale de l’enzyme. Le fait remarquable dans la régulation allostérique, c’est que les molécules responsables de la régulation de la réaction catalytique n’ont pas, en général, une forme géométrique comparable à celle des substrats ou des produits de la réaction. C’est pour cette raison que Monod et Jacob ont émis en 1961 l’hypothèse que la régulation avait lieu grâce à l’association de la molécule régulatrice en un site autre que le site catalytique (c’est d’ailleurs la raison du choix du mot allostérique ). Dans les modèles de la régulation allostérique, on conserve par conséquent l’image du moule, mais en imaginant deux sites différents (au moins): un site catalytique et un site régulateur (fig. 7).

Deux théories impliquant différemment les liaisons faibles à l’œuvre dans ces protéines se sont opposées. La première, due à Koshland, Nemethy et Filmer (fig. 8), est de type instructif (ou mécaniste finaliste). Elle suppose en effet que le substrat ou l’effecteur allostérique induit, du seul fait de son association (par des liaisons faibles) à l’une des sous-unités, une déformation qui se propage d’une sous-unité à l’autre et favorise alors la fixation d’une autre molécule de substrat ou d’effecteur sur l’autre sous-unité (et ainsi de suite, s’il y a plus de deux sous-unités). La fixation du substrat sera alors «coopérative» puisqu’elle devient de plus en plus facile au fur et à mesure que se succèdent les fixations séquentielles à chacune des sous-unités. Ce modèle, bien qu’il soit le plus souvent invoqué, a le défaut majeur d’impliquer un rôle informateur au substrat , alors que celui-ci ne dispose dans les phénomènes allostériques d’aucune énergie pouvant lui donner une telle fonction. La seconde théorie a été proposée par Jacques Monod, qui en a donné une écriture formelle, avec J. Wyman et J.-P. Changeux. Il suppose que les sous-unités de l’enzyme interagissent entre elles de telle façon qu’il existe, dans le milieu considéré, deux formes stables , distinctes, en équilibre entre elles. Ces deux formes, auxquelles correspondent des interactions quaternaires différentes mais aussi des interactions différentes avec le solvant, donnent lieu à des associations différentes des substrats et des effecteurs. Si l’une est active et l’autre inactive, on conçoit aisément que l’association de molécules à la première tende à accroître sa stabilité et donc à favoriser l’activité (il s’agira donc d’effecteurs allostériques positifs), alors que l’association de molécules à la seconde accroîtra la stabilité de la forme inactive (il s’agira donc d’effecteurs négatifs). Ce modèle ne demande aucune contribution d’énergie et n’invoque aucun finalisme. Il rend parfaitement compte de la coopérativité de la liaison des substrats et des effecteurs, puisque la liaison d’une seule de ces molécules suffit à augmenter la stabilité de la forme liante et donc de sa proportion dans le mélange entre formes actives et inactives, ce qui facilite donc la liaison ultérieure de molécules ayant de l’affinité pour cette forme.

Le modèle de Monod, Wyman et Changeux a démontré sa validité et sa fiabilité. En matière de prédiction expérimentale des modifications intervenues dans des systèmes biochimiques, il permet d’expliquer, entre autres, les problèmes de stabilité des formes. Si, en effet, deux formes d’une protéine oligomérique préexistent en équilibre, il est certain que les différents acides aminés en contact avec l’eau dans chacune des deux formes ne pourront être rigoureusement identiques. Par conséquent, la proportion relative de ces deux formes (active et inactive) en équilibre thermodynamique entre elles à une température donnée sera entièrement fixée par la nature du solvant . Si l’on part alors d’une molécule catalytiquement inactive (c’est-à-dire s’il existe très peu de la forme active dans les conditions usuelles), on s’attend que l’addition à l’eau de solvants appropriés déplace l’équilibre vers la forme active. On doit donc pouvoir trouver des solvants (par exemple moins polaires que l’eau, de façon à augmenter la proportion des résidus hydrophobes à la surface de la molécule) qui, ajoutés à l’eau, rendront l’enzyme active en l’absence des effecteurs allostériques normalement nécessaires à l’activité. Cette expérience a été précisément réalisée avec une enzyme allostérique, responsable de la dégradation du glycogène, la glycogène-phosphorylase b , et on a même pu montrer qu’en détruisant chimiquement le site de liaison de l’effecteur allostérique positif, il était encore possible d’activer la molécule par une famille de solvants organiques (Dreyfus et coll., 1978).

La théorie de l’allostérie montre donc bien comment des liaisons faibles, en stabilisant des formes différentes, en équilibre entre elles, de molécules complexes, permet une régulation remarquablement adaptée de l’activité de certaines protéines, enzymes ou encore protéines de transport, comme l’hémoglobine.

Autres phénomènes

Cet exemple montre l’importance des liaisons faibles dans des phénomènes ne mettant que très peu d’énergie en jeu (la seule énergie invoquée est celle de l’interaction d’un substrat avec une protéine). Mais on doit aussi imaginer que les liaisons faibles sont très importantes dans le cas, plus général, où de l’énergie chimique est utilisée, ce qui se produit dans tous les phénomènes où apparaît une certaine mécanique conduisant au mouvement. C’est le cas, par exemple, de la contraction musculaire ou du mouvement des ribosomes par rapport à l’ARN messager. Les macromolécules impliquées dans ces phénomènes forment en effet un grand nombre de liaisons faibles avec l’eau et les ions qui s’y trouvent. On peut alors penser que l’énergie chimique fournie par l’hydrolyse de molécules riches en énergie (adénosine triphosphate ou guanosine triphosphate) sert à exposer dans le solvant, en rompant localement un certain nombre de liaisons faibles, des groupements hydrophobes . Ces groupements interagissent très mal avec l’eau, puisqu’ils ne sont pas polaires: il s’ensuit que l’eau doit se réorganiser sur de très longues distances pour s’accommoder de leur présence. Cette contribution de l’eau, essentiellement entropique , va entraîner à la fois le retour à l’état initial (c’est-à-dire le masquage des groupements hydrophobes) et le mouvement de parties éloignées de l’édifice macromoléculaire (à cause de l’effet à longue distance d’une rupture locale de la structure de l’eau liée à l’édifice macromoléculaire). La conversion d’énergie chimique en énergie mécanique s’opère donc par un processus en deux temps: utilisation d’enthalpie (qui permet l’exposition des résidus hydrophobes) avec transmission sur des distances assez grandes de l’influence locale de cette contribution énergétique, suivie d’une utilisation d’entropie pour le retour à l’état initial (ce qui permet au cycle de recommencer).

Les recherches détaillées dans ce domaine de la contribution du solvant dans la régulation et le fonctionnement général des édifices multimoléculaires sont relativement récentes. Citons, entre autres, l’utilisation des très basses températures dans des solvants différents de l’eau (P. Douzou). Elles doivent permettre de commencer à comprendre la mécanique sous-jacente, encore mystérieuse à bien des égards.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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